lundi 12 octobre 2009

LA FORTERESSE DU VIDE

....Revenons à aujourd'hui. Une fois franchie l'enceinte toujours interdite car toujours militaire, on reste ahuri. Le passage de la ville-labyrinthe trop pleine à la foteresse vide, est percutant. Comment croire à cette cité morte ancrée dans la cité des chimères ? Mes yeux doivent s'habituer comme lorsque l'on passe des ténèbres à la clarté. Ce qui semble alors banal, redevient peu à peu stupéfiant. L'immensité même rétrécit. Le silence s'habille. Venise, un instant évanouie, ressurgit. D'abord le grand bassin. Immobile. Il tend son miroir de mercure à l'imposante grue hydraulique du XIXe siècle, pleurant des larmes de rouille sur son piédestal en marbre d'Istrie. Un pourtour d'autres vestiges festonne les reflets de l'eau. Des cathédrales aquatiques s'embourbent dans leur vase. Des épaves noircissent à contre-jour sur fond de campaniles de carte postale. Des cales sèches au toit eventré élèvent vers le ciel indifférent leurs colonnes blanches, trapues, dévorées par le lierre et les herbes folles. Un frisson romantique court d'arcades en arcs murés, de portiques en fenêtres moirées et brisées. Des ponts suspendus embrassent leur image, emprisonnant l'eau verte. Tout bascule, les voûtes, les perspectives. Parfois des emblèmes, des lions ailés, des masques au regard étonné, bouche béante comme ceux du Palais Ducal destinés aux dénonciations secrètes. Des frises de marbre tranchent à vif dans les murs de brique rose qui saignent sous l'érosion du sel. Et le silence. Indéfinissable, sensuel. Un silence parfumé de pourriture d'algues et de poudre de canon. Le calme est sculpté par le cri des mouettes, les appels des marins, l'envolée des cloches, la plainte des cordes, le clapotis qui lèche inlassablement sa ville. Le regard s'égare et n'accroche que des bribes de formes, des silhouettes, des profils de grues, de donjons dévorant le ciel et de ciel avalant l'eau. Chaque ligne se donne forme mutuellement. L'apparent joue avec le caché. Ainsi se noie le regard.
Texte Elisabeth Vedrenne. Photos John Batho

2 commentaires:

  1. Merci d'avoir répondu à ma question et de publier ces phrases d'Elisabeth Vedrenne.
    Anne

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  2. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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